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Les conducteurs d'autobus
à l'épreuve de la montée par l'avant
(une étude exploratoire à la SEMITAN)
 
Mémoire présenté pour la maîtrise de psychologie
Mémoire réalisé en psychologie sociale
par Hicham BENNIS (septembre 2003)
 
Tuteur : Michel Le Marc, Professeur des Universités
Second Juré : Reynald Brizais, Maître de Conférences
Université de Nantes - UFR de Psychologie
 

Résumé : Prenant acte d'une modification d'apparence "insignifiante" du travail des conducteurs d'autobus de la Société d'Economie Mixte de Transports de l'Agglomération Nantaise (SEMITAN), c'est à la reconnaissance d'une modification susceptible d'être lourde de significations que cette recherche exploratoire semble devoir aboutir. Alors que, jusque là, le contrôle et le renseignement étaient les deux seules situations faisant figure d'épreuve dans la production du transport collectif, la visualisation des titres de transport lors de la montée par l'avant des usagers semble ajourd'hui soumettre chacun des deux acteurs engagés dans l'interaction qu'elle impose à une remise en cause identitaire. Alors que le rétablissement de l'accord tacite selon lequel "l'usager n'est pas un fraudeur" n'était jusque là suspendue qu'au dénouement d'une interaction liant -- le temps d'un contrôle -- l'usager à une équipe de vérificateurs, c'est au conducteur isolé que l'on demande aujourd'hui de porter -- en permanence -- la charge supplémentaire du rappel de cet accord. Mais tandis que l'identité de l'usager est en débat depuis longtemps dans le secteur, c'est une nouvelle fois au conducteur que l'on demande, par un saut qualitatif supplémentaire, d'adapter l'exercice de son métier aux nombreuses contradictions inhérentes à son inscription sociale. En ignorant les conflits qui fondent son organisation et les rapports de pouvoir qui la traversent, l'exploitant qui s'engagerait dans la mise en place de la montée par l'avant prend le risque d'abandonner un temps ses conducteurs à un mode de réassurance identitaire basé sur le collectif.

Mots-clés : Transports en commun, usagers, fraude, insécurité, conducteurs d'autobus, changement organisationnel (attitude face au), psychosociologie des organisations.
 
Michel Le Marc et Reynald Brizais sont respectivement Professeur des Universités et Maître de Conférences à l'Université de Nantes où ils co-dirigent le DESS de Psychologie sociale et psychologie du travail intitulé "Intervention psychosociologique dans les organisations européennes" (IPSOE).

Contact : hicham.bennis@humana.univ-nantes.fr

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Au courrier des lecteurs de Libération, les 2 et 3 février 1985, p. 31 :

« Encore le bus. N°27. Le 27 janvier 1985. Ce fut une belle bagarre. Quasi silencieuse. Mais l'épreuve de force était dans l'air. Elle flottait, subtile, bien que très nettement dessinée d'entrée de jeu.

- Vous là-bas, le monsieur à lunettes qui êtes monté par la porte du milieu, descendez !

- Non. Je ne descendrai pas !

D'emblée, on sentait bien que les deux protagonistes prenaient des positions fermes. Que la lutte serait dure. Malgré ça, le public, pris à froid, restait indifférent. Il n'était pas à la hauteur de l'incident. Mais qui pouvait lui en vouloir ? Un lundi soir à 19 heures, quand il pleut dehors, que le bus s'est fait attendre un quart d'heure, que la foule s'est agglutinée avec résignation sous l'auvent, qu'elle s'est dévidée comme une bobine de fil pour gravir le marchepied et s'est réagglutinée à n'en plus pouvoir dans les couloirs et sur la plate-forme avant pour échapper aux mâchoires des portes qui se ferment, on ne peut pas attendre la disponibilité d'esprit, la générosité ni la vigueur décisive qui animent les gradins d'un terrain de foot devant le tir d'un penalty. Ce n'est que peu à peu que l'idée d'épreuve de force, de lutte sans merci, s'est infiltrée dans les couches insensibles de la grosse conscience collective des porteurs de carte orange.

La conductrice - c'était une femme - avait pourtant la présence d'un monstre sacré. Debout, le visage tourné vers ses ouailles, les bras résolument croisés sur le haut de la paroi transparente de son habitacle surélevé, elle jetait dans les sphères supérieures du véhicule un regard d'acier qui traversait, tel un rayon laser, le verre des lunettes de l'usager subversif. Lui, goguenard, soutenait le choc, sans paroles inutiles, fidèle à sa réponse courte et négative - Je ne descendrai pas. Et le regard d'acier rebondissait sur le granit de la détermination du rebelle.

La foule, peu à peu, sortait de sa torpeur. Les petits malins descendaient, comme les rats quittent le navire en péril, pour rattraper d'autres bus qui, coïncidence heureuse, arrivaient nombreux. Certains, mollement, faisaient cause commune avec le monsieur et lançaient vers la dame accoudée à sa vitrine, de douces invectives - Fasciste ! S.S !

D'autres, indécrottables partisans du maintien de l'ordre soutenaient le maître des lieux investi du pouvoir légitime par des - Descendez monsieur ! Vous n'avez pas le droit de perturber le service. Obéissez ! C'est le réglement. D'autres encore réclamaient le respect de leur bon droit. Ils étaient là. Donc, fallait qu'on les transporte sans délai à destination.

- Démarrez tout de suite ! Ou appelez les flics.

Et puis, y avait de bonnes natures. Celles, curieuses, qui attendaient pour voir le dénouement. Celles, sociables, qui profitaient de l'événement pour faire connaissance. Et les philosophes. Qui concluaient avec un sourire, que fort heureusement il se produisait quelques fois des incidents capables de réveiller l'atmosphère.

L'atmosphère, elle, se transformait aussi dans la zone du rayon laser. Le monsieur avait enlevé ses lunettes. Il mollissait. Commençait à parlementer avec ses voisins. La conductrice, toujours perchée, régnait imperturbable. Il y a eu une proposition faite par l'usager, sur un ton exigeant.

- Si je descends, vous m'ouvrez devant.

- Bien sûr, promis !

Le monsieur est descendu. La dame a enlevé les bras de dessus son habitacle de verre. Elle s'est assise aux commandes, a appuyé sur un bouton. La porte avant s'est ouverte. Le monsieur est remonté. Et le bus a repris sa course dans la nuit mouillée, avec dans la gorge, tel un gros chat, le ronronnement intérieur des conversations qui n'en finissent plus. Charlotte. »


La recherche exploratoire dont nous présentons ici les résultats doit permettre d'appréhender les mécanismes qui caractérisent l'attitude des conducteurs de bus de la SEMITAN dans une situation d'évolution de leur métier. A cet effet, la lecture de ce courrier adressé au quotidien par une lectrice de Libération nous semble présenter un double intérêt. Elle permet tout d'abord au "non-habitué-des-transports-en-commun" de se familiariser avec une scène à laquelle la présente étude doit une part non négligeable de son existence. Le second intérêt naîtra de l'exercice de distanciation auquel nous invitons dès à présent le lecteur soucieux de déterminer la valeur heuristique de ce courrier dans la construction de l'objet de notre étude, puisque la position de narratrice adoptée par son auteure ne doit pas nous faire oublier qu'elle succède à celle de protagoniste, et non des moindres nous le verrons, de la scène rapportée.

 

Scène.

Par sa polysémie, le terme semble convenir a priori , restituant d'une part à ceux qui l'observerait l'essentiel de l'intrigue qui se noue dans cet espace circonscrit - sans laquelle cette étude n'aurait attisé notre intérêt - , d'autre part à ses acteurs les représentations qu'ils se font de la place et du rôle qu'ils y tiennent quotidiennement - sans lesquelles cette étude n'aurait eu de signification - et enfin à ceux dont le projet serait d'en tenter avec nous une analyse, de saisir l'unité de lieu (un autobus), de temps (un trajet) et d'action (une interaction) qui auraient pu être celle retenue pour la présente étude.

Ce n'est pas ce cadre que nous avons retenu car nous constaterons ensemble que cette illusion d'unité ne résiste qu'un temps à l'exploration et ne livre, en définitive, que l'ampleur du chemin à parcourir pour s'écarter du point de vue de "l'habitué-des-transports-en-communs" qui s'en croirait, de surcroît, simple "usager". A défaut d'une prise de conscience du rôle qu'induit cette position, celui qui ne l'occuperait pas "en conscience" aurait bien du mal à saisir les significations complexes des temps, lieu et action qu'il partage avec les autres acteurs. Quant à ceux qu'ils ne partage habituellement pas ...

Le caractère spécifique de la scène supposée nous servir de terrain d'étude illustre cette complexité puisque cet espace est précisément investi de façon différente selon que l'on est l'un ou l'autre des acteurs (espace public fonctionnel instrumentalisé par l'usager, espace de travail quotidien pour le conducteur, ...). Ainsi, l'autobus, cadre matériel mobile de notre scène initiale, non content de révéler ses multiples facettes - dont on se serait aisément douté qu'elles sont déterminées ailleurs - n'en constitue pas pour autant le seul lieu fréquenté par nos protagonistes. A ce décor mouvant et au caractère éphémère des interactions qui s'y déroulent, s'ajoute donc la mobilité, pour ne pas dire la fuite, des acteurs ... en coulisses. Quoi de plus prévisible dans le cadre d'une activité de transport dont l'incarnation la plus stable demeure cognitive (un "réseau") ? S'il est effectivement question d'imprévu, c'est ailleurs que nous l'avons rencontré.

 

Représentation

Si notre scène, datant de 1985, s'était alors déroulée à Nantes, sans doute n'aurions-nous pu en faire l'entrée en matière de l'étude dont nous restituons ici les résultats. Un parisien montant dans un bus de la Régie Autonome des Transports Parisiens (RATP) ne s'en étonnerait pourtant pas davantage aujourd'hui ; tout au plus s'en amuserait-il, saisissant éventuellement l'occasion d'en faire le sujet d'un courrier satirique à son quotidien favori. Pour un nantais en revanche, une telle scène aurait pour le moins étonné en 1985, tout comme il y a quelques mois encore. Un courrier adressé à un quelconque quotidien local aurait alors davantage été l'occasion de fustiger l'attitude de cette conductrice, que l'on aurait tôt fait d'accuser d'abus d'autorité. La raison en est simple puisque la montée par la porte avant - et son corollaire, la présentation systématique du titre de transport au conducteur -, ne fait partie des règles d'utilisation des transports en communs à Nantes que depuis son déploiement progressif à partir de novembre 2001.

A Nantes, l'acceptation de la montée par l'avant ne semblait pas couler de source. Un retour au statu quo ante n'aurait surpris personne, tant ce changement semblait bouleverser les rôles bien appris, que ce soit celui du "public" - habitué à monter et à descendre par l'une quelconque des portes à l'arrêt du bus - ou de celui des conducteurs - amenés à intégrer cette nouvelle procédure à celles, nombreuses, dont ils avaient déjà la charge de l'exécution. La "force" de l'habitude, le "poids" des procédures, autant d'explications que les nombreux commentateurs auraient eu tôt fait de plaquer sur la "gravité" de la situation ; dans un secteur réputé à forte conflictualité, cette "montée par l'avant" aurait tôt fait de se "heurter" à des lendemains "mouvementés" ... etc.

Mis à part le choix sémantique, que l'on prêterait plus volontiers au physicien qu'au psychologue, et surtout l'idéologie sous-jacente, qui sépare les "acteurs" (i.e. les dirigeants, seuls supposés capables d'impulser le mouvement) des "exécutants" (ces corps inertes à peine capables de réactions de blocage au mouvement impulsé par d'autres qu'eux), il nous faut admettre que nous partagions, en partie seulement, l'hypothèse relative à la tournure "mouvementée" qu'aurait pu prendre cette modification de la séquence transport.

Du côté des professionnels tout d'abord. En étudiant à distance la situation d'autres réseaux de transports en commun, nous pouvions effectivement recenser plusieurs tentatives similaires, souvent infructueuses jusqu'à une période récente, ou soldées au contraire par des réussites, principalement ces quelques dernières années. La tendance semblait donc s'inverser, certes. Mais le cas de Rennes, dernier en date avant le notre, avait quant à lui démontré, s'il en était besoin, que l'acceptabilité sociale d'une "innovation" n'avait rien d'universel et pouvait même conduire à une situation de crise dont le dénouement savait rester incertain durant de longues semaines.

Quant aux usagers, le moins que l'on puisse dire est que les nantais ne goûtaient guère, les premiers temps du moins, à ce changement de règlement, dont ils dénonçaient le caractère "insultant", reprochant à "la Tan" de mettre - de façon à peine voilée - leur honnêteté en doute, tout en étant contraints, "forcés" dira-t-on, d'en adopter le fonctionnement. D'autres, plus avertis semble-t-il des politiques des transporteurs et de "la mobilité en général", y ont même décelé une "vision dépassée du transport" ne pouvant aboutir qu'à des réponses qualifiées d'"inadéquates".

Quoiqu'il en soit, le dispositif ne semblait pas avoir suscité de rejet prolongé à la SEMITAN, mais plutôt un apprentissage paisible de ce "nouveau sens de l'accueil". C'est ainsi contre toute (notre) attente que, compte tenu de la relative proximité des cas de Nantes et de Rennes, nous constations une nette disparité dans l'accueil réservé à ce type d'innovation par les professionnels concernés.

 

Presque rien ?

Les nombreuses mutations technologiques et organisationnelles dont le secteur des transports a été le théâtre n'ont jusque là pas été sans conséquences sur les pratiques et les représentations du travail des professionnels concernés, à tel point que les auteurs d'une étude récente, réalisée pour le compte du Centre Interdisciplinaire de Recherches en Transports et Affaires Internationales, constatent que "le discours le plus fréquent des études économiques et sociales se fonde sur les mutations de la technologie, des échanges et des règles et en déduit une sorte de logique planétaire de l'évolution des personnels, débouchant sur la croissance d'un groupe de travailleurs banalisés employés par des opérateurs multimodaux."

Si, pour ces auteurs, ces études peuvent tantôt être "l'expression enthousiaste d'un souhait, une sorte de prophétie dont le simple énoncé contribue à assurer la réalisation effective" ou "la constatation réticente d'une tendance regrettable, auquel cas elles peuvent jouer le rôle de mise en garde", ceux-ci nous invitent à admettre que "dans la pratique, ces deux approches sont souvent mêlées." (Barzman et al. 2001, p. 7). C'est l'épineuse question de la contribution du chercheur au changement social qui est ici posée.

Il faut sans doute, avant de cerner notre propre contribution, rappeler que l'on parle aujourd'hui de plus en plus de "professionnalisation", de culture et d'identité professionnelles ; on s'interroge sur la transformation des métiers et des compétences. Les sciences humaines se sont pourtant depuis longtemps penchées sur ces questions, en témoignent les nombreuses monographies que compte la littérature à ce sujet (les ouvrières, les avocats, les comédiens, les infirmières, ...) ; sans doute est-ce d'ailleurs là une des raisons de l'affleurement médiatique de ces termes.

Rappelons donc, à l'instar d'Exiga, Piotet et Sainsaulieu (1981), que "de nombreuses enquêtes sociologiques ont fait apparaître qu'une transformation des techniques et des conditions matérielles de travail peut avoir des répercussions inattendues, cachées et souvent même inavouées sur l'ambition professionnelle, les conflits entre fonctions, les rapports hiérarchiques et les mentalités collectives", qu'il en est "de même quand il s'agit d'un changement ne touchant qu'à l'organisation des tâches, des postes et des attributions". La Psychologie du Travail et des Organisations s'intéressant à trois champs de recherche qui renvoient à différents aspects de l'activité humaine au travail (la relation entre l'homme et la tâche, la relation entre l'homme et l'organisation ou encore les relations interpersonnelles en relation avec les tâches et les structures), trouve donc toute sa place dans l'approche des mutations du travail (Louche, 2001). L'anthropologie enfin, en posant aujourd'hui son regard sur le monde proche et familier de notre société contemporaine, réunit progressivement un corpus susceptible de renouveler l'approche tant théorique que méthodologique des autres disciplines.

C'est effectivement au plus près des situations de travail que l'on peut entrevoir la façon dont les transformations en cours se traduisent dans les pratiques quotidiennes. Dans son "Essai d'identification du quotidien", Georges Balandier prend acte de la tendance des sciences sociales à "fai[re] réapparaître le sujet face aux structures et aux systèmes, la qualité face à la quantité, le vécu face à l'institué" (1983, p. 7). En centrant son interrogation sur "le sujet individuel, ses relations proches et régulières" et en étudiant "les pratiques et les représentations par le moyen desquelles ce sujet aménage et négocie quotidiennement son rapport à la société, à la culture et à l'événement", la sociologie du quotidien participe de cette tendance qui, selon Balandier, rapproche la sociologie de l'anthropologie (1983, p. 6).

En développant sa démarche socio-anthropologique, Pierre Bouvier suit cette orientation. Considérant que les mutations technologiques en cours affectent les représentations quotidiennes du travail, il propose, afin de les appréhender en profondeur, un croisement des méthodes et des perspectives de la sociologie avec celles de l'anthropologie. Ainsi, alors que la sociologie privilégie habituellement, à quelques exceptions près, "les organisations, les acteurs centraux et le champ des stratégies macrosociales" (Bouvier, 1983, p. 11), l'anthropologie permet quant à elle de mettre à jour l'émergence de représentations difficilement accessibles, nous prévient-il, sans le recours à l'immersion.

Convaincus de la nécessité d'appréhender les pratiques au plus près des situations où elles émergent (ce travail au quotidien pour reprendre l'expression choisie par Bouvier pour le titre de l'un de ses ouvrages), nous ne saurions pourtant laisser de côté ce qui, n'étant pourtant pas situé dans l'interaction hic et nunc n'en détermine pas moins une part non négligeable. En nous privant de l'étude de cette dernière au profit d'une simple analyse des interactions qu'elle contribue pourtant à produire, nous nous prêterions certainement aux critiques dont les travaux de Goffman ont souvent fait l'objet. La double perspective de la démarche socio-anthropologique, qui plus est éprouvée dans le secteur qui nous intéresse (dans son ouvrage Technologie, Travail, Transports, l'auteur a étudié "l'évolution des transports urbains de masse parisiens"), serait donc de nature à répondre à la problématique que nous esquissons.

Mais avant de céder à l'invitation, encore faut-il déterminer au préalable la pertinence d'une telle démarche nous concernant car, si Bouvier propose même, dans le cas des innovations technologiques, de considérer ces dernières comme "analyseur des identités professionnelles" (Bouvier, 1986), l'introduction de la montée par l'avant ne constitue pas stricto-sensu un cas d'innovation technologique.

Notons tout d'abord que le simple fait qu'un changement technique provoque une modification de la relation qu'entretenaient l'homme et la tâche (nouvelles terminologies, nouvelles contraintes, nouvelles logiques, ... etc.) suffit à faire de l'innovation un objet d'étude intéressant le psychosociologue (cf. supra), d'autant plus les relations interpersonnelles en relation avec les tâches (et les structures) devraient également en être affectées. Dès lors, nous considérons bien évidemment que ce qui apparaît comme une innovation technologique doit s'analyser aux différents niveaux que peut comporter un changement organisationnel.

Ce fait établi, il est remarquable que nombre de tentatives de contrôle social, répondant de toute évidence à des impératifs dictés par les choix stratégiques d'élus et de gestionnaires, eux mêmes tributaires d'un système de contraintes plus vaste, soient d'abord présentés comme des choix "techniques". Le secteur des transports publics urbains est directement concerné lorsque "les formes de déviance et de transgression sociale dans les transports en commun, [...] poussent tour à tour à rechercher de nouveaux dispositifs de contrôle social, soit par des dispositifs apparemment techniques, portillons automatiques de métro [], pointage électronique, ou à réintroduire massivement des modes de surveillance humaine, par la banalisation des espaces et le recours à des "brigades" volantes et musclées." (Le Marc, 1999, p. 400).

Précisons enfin que l'une des spécificités de notre étude tient au fait que l'innovation sur laquelle elle porte était déjà initiée à une date où notre enquête n'aurait pu débuter (début 2001). Il n'était donc pas possible de suivre son déroulement depuis l'origine, ce qui nous aurait pourtant permis de saisir plus finement la problématique à la lumière de laquelle nous aurions ultérieurement pu analyser les stratégies des acteurs ainsi que leurs évolutions. C'est donc à une reconstruction des problématiques au centre desquelles la montée par l'avant à vu le jour à Nantes que nous avons d'abord eu à nous prêter, en adoptant pour ce faire une démarche s'inspirant de la socio-anthropologie de Bouvier.

 

La première partie de notre travail rend compte des éléments de contexte qui, pourtant situés au-delà du champ de l'observation directe, y ont exercé ou y exercent encore une emprise. Nantes fait ainsi peser sur ses transports collectifs le poids de son destin contrarié (1.1). L'histoire des transports urbains nantais (1.2), de leur singulière émergence à leur évolution récente, nous permet de mieux cerner les origines et les évolutions du métier de conducteur.

Après une brève présentation de l'organisation des transports publics urbains en France (2.1), la deuxième partie tente de cerner les problématiques spécifiques auxquelles vise à répondre le dispositif "technique" (sic) de montée par l'avant, soit la fraude (2.2) et l'insécurité (2.3) dont "souffre" le secteur depuis un certain nombre d'années, auxquelles nous jugeons pertinent d'ajouter la problématique de la définition l'usager, à travers celle de la relation de service (2.4).

La troisième partie rend compte de l'état d'avancement auquel nous a conduit cette recherche exploratoire. Après avoir clarifié quelques éléments relatifs à l'innovation (3.1), nous présentons les aspects manifestes ou plus implicites de l'activité quotidienne des principaux acteurs qu'elle engage dans la double perspective d'une définition plus précise de la problématique soulevée et d'une critique de la méthodologie jusque là mise en oeuvre (3.2).

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