Les droits d'auteurs de ce site sont enregistrés devant notaire
Tout copillage sera systématiquement poursuivi devant les tribunaux
Vous ne devez pas diffuser ou modifier ce texte par quelque moyen que ce soit, sans la permission écrite
de son auteur ainsi que du responsable du site internet : Ressources-Psy.com.
Vous devez respecter les droits d'auteur (par exemple en cas
d'utilisation dans un travail universitaire ou autre, vous devez
donner les références de vos citations et bien signifier qu'il s'agit
de citations (généralement en utilisant des guillemets)).
Toute copie partielle ou intégrale non autorisée de document constitue une violation des droits d'auteurs
laquelle est sévèrement punie par la Loi.
Vous n'aimeriez pas que l'on pille votre travail, ne le faites pas non plus...

00036462



Université de Paris VII

Laboratoire de psychanalyse

et de psychopathologie fondamentale

 

Primauté de la scène de contamination sur le vécu traumatique de l’annonce de séropositivité comme déterminant du dégagement subjectif du statut de patient-VIH. Incidences sur la démarche de soin.

SIDA : médecine et sexualité

 

Thèse

présentée et publiquement soutenue

devant l'Université de Paris VII

par

SALICRU Richard

Né le 07 juin 1960 à Nîmes (Gard)

pour l'obtention du titre de Docteur

 

Jury :

Directeur de recherche : M. Paul-Laurent ASSOUN, Professeur à l’Université de Paris VII,

M. François SAUVAGNAT, Professeur à l’Université de Rennes II,

M. Marcos ZAFIROPOULOS, Directeur de recherche au CNRS.

 

Mai 1999

 

Je dédie ce travail à

 

Didier Vilarrubla

et à

Claire-Lucie Cziffra

 

 

Sans eux rien n'aurait pu être fait.

 

 

Remerciements

Au Docteur Cécile Winter

Et à Mme Josiane Phalip

Pour leur précieuse collaboration à l’élaboration de ce travail.

 

 

Table des matières

Objet 8

REPRÉSENTATIONS DE LA MALADIE 16

1 Anthropologie de la maladie : F. Laplantine 17

1.1 Modèle ontologique et modèle relationnel (ou modèle fonctionnel) 17

1.2 Modèle exogène et modèle endogène 21

1.3 Modèle additif et modèle soustractif 23

1.4 Modèle maléfique et modèle bénéfique 23

2 Le sida à la lumière des modèles anthropologiques 26

2.1 Le virus comme élément simultanément exogène et endogène 26

2.2 L’incidence des médicaments sur les représentations de la maladie 31

2.3 Le sida, rupture d’équilibre 32

2.4 Le VIH, virus virtuel 34

2.5 Le sida selon les modèles additif et soustractif 36

2.6 Le sida maléfique et le sida bénéfique 40

Guillaume 45

1 Condition des entretiens, méthodologie 46

2 Présentation de Guillaume 51

3 Entretiens 53

3.1 Premier entretien 53

3.2 Deuxième entretien 94

3.3 Troisième entretien 123

4 Intérêts de cette rencontre 138

DE LA CONTAMINATION A L’HISTORICISATION DE LA MALADIE 143

1 ANNONCE DE SÉROPOSITIVITÉ ET REPRESENTATIONS DE LA MORT 143

1.1 Le temps du test 143

1.2 Les conditions de l’annonce et ses premières conséquences 148

1.3 L’annonce engage la question de l’accès à la réalité 149

1.4 La mort et ses représentations 151

1.5 La gestion des représentations de la mort, l’objet transitionnel 152

2 DE L'ETAT DE SIDERATION À L’APPROPRIATION DU SENS 157

2.1 Annonce et traumatisme 157

2.2 La notion freudienne de trauma 159

2.3 L’annonce du sida agit-elle comme un traumatisme ? 161

2.4 L’annonce à la lumière de l’instant catastrophique 163

2.5 Le cas de Mlle D., déni de la maladie 164

3 L’ÉVÉNEMENT-SIDA COMME TRAUMATISME SECONDAIRE 179

3.1 Identité et statut de malade 179

3.2 Le cas de M. P. 180

3.3 Gérer l’interdit de l’inceste 191

3.4 L’incidence du sida dans l’histoire subjective 192

3.5 Mort et subjectivation 196

4 Du traumatisme au symptôme 200

4.1 La formation du symptôme 200

4.2 La scène de contamination fait appel des affects de la scène originaire 207

4.3 La pulsion d’agression comme réponse à l’impossible de la contamination 210

5 Ecriture et sida, l’histoire entre mort et sujet 216

5.1 Pascal de Duve 216

5.2 Hervé Guibert 224

6 DU TRAUMATISME SECONDAIRE A SA THEORISATION : SENS ET hISTORICITE DU SYMPTOME ORGANIQUE 241

6.1 Le cas de M. R., la maladie au secours de la subjectivation 241

6.2 Etre et mourir 243

6.3 Théorie de la maladie, l’histoire d’un patient malien 245

6.4 Les théories sexuelles infantiles 247

6.5 La théorie sexuelle infantile comme système de gestion des affects traumatiques 249

6.6 Théorie et fétiche 255

6.7 La théorie, substitut ou symptôme ? 259

6.8 Théorie et structure, l’histoire de M. M. 261

6.9 Différentes formes de théories et fonction réparatrice de la théorie. 269

Conclusion 274

Bibliographie 284

 

" Contre l’insensé que représente la découverte brutale du diagnostic, la tentation est de chercher un sens, et d’abord en essayant d’intégrer la communication par le virus dans son histoire personnelle. Comme nous l’avons déjà souligné, certains patients recherchent par exemple le moment et les circonstances où cette contamination s’est produite. C’est une manière de subjectiver la maladie, en particulier sa cause. On assiste alors à une sorte de reconstruction par le sujet de son histoire et à la tentative d’y intégrer l’infection par le virus. Il s’agit par là de symboliser un Réel, de subjectiver ce qui, du dehors, a fait effraction dans l’histoire du sujet, là où il peut s’efforcer de s’impliquer, ou de dénier au contraire cette implication. Certes, cette recherche de sens et cette subjectivation de la cause du mal ne sont pas propres à cette maladie. Ce qui en fait bien plutôt la particularité, c’est qu’on l’a reçue d’un autre, connu ou non, et qu’on peut la transmettre à son tour. "

Objet

Ce travail de recherche s’était donné pour premier objet la question de la mort dans le sida : approche clinique et théorique. Lorsqu’en avril 97 sont apparues les antiprotéases avec leurs premiers résultats observables, un tel objet devenait désuet et nous avons voulu négocier le virage au plus près de la réalité clinique. Le projet s’est donc peu à peu modifié, tenant compte de l’effet de subjectivation de la maladie, pour finalement tourner indirectement autour de la question des traitements. Ainsi, pour aborder cette question, nous avons tenté de redéfinir le contexte subjectif de la contamination par le VIH, à la lumière de la théorie psychanalytique, afin de mieux pouvoir saisir les enjeux de la prise de traitement. Par le passé, nous avons accompagné nombre de nos patients à leur dernière heure, à leur dernière lutte. Et nous accompagnons aujourd’hui ceux qui luttent au quotidien pour vivre, bon gré mal gré, parachutés à chaque heure de la journée, à chaque prise de médicament, face à ce choix quelquefois difficile du vivre ou du mourir. C’est au cours de ces accompagnements que nous avons pu recueillir leur parole de sujet, leur questionnement, leurs incompréhensions, leurs réponses aux questions de l’existence.

Depuis le début des années 80, le sida représente dans l'esprit des individus l'imminente potentialité de la finitude. Devenir séropositif, subir une séroconversion fait basculer le sujet de l'autre côté d'une barrière qui s'est montée maintenant depuis une vingtaine d'année à la faveur du grand nombre de fantasmes et de réalités accompagnant la maladie. L’annonce de la séropositivité déclenche aujourd’hui de nombreuses réactions subjectives qui sont encore souvent en lien direct avec l’idée de la mort. Malgré l'expérience faite de la longévité de certains séropositifs nommés non-progresseurs à long terme, malgré les efforts faits ces dernières années dans le monde médiatique et associatif pour éviter le lien trop rapide entre séropositivité et mort, malgré enfin les progrès de la médecine pour prolonger la vie des patients, il reste que lorsque l'annonce tombe au milieu de la vie d’un individu, elle brise, elle rompt et provoque un véritable effondrement du sujet que seules illusion ou espérance permettent de restaurer de façon pourtant très aléatoire.

Nous devons constater que la question de la mort comme conséquence inéluctable de l’annonce de la séropositivité se joue avant tout dans le registre du fantasme et non de la réalité clinique. Pourtant, c’est essentiellement la question de la potentialité de la mort qui sera évoquée dans la parole des patients. Il est donc nécessaire d’entendre cette potentialité du côté d’une forme de savoir, ou mise en conscience permanente du terme de la vie de l’individu. Seul le savoir de ce terme devient l'objet d'une annonciation : la séropositivité.

Chaque fois que nous rencontrons un sujet touché par le virus d'immuno-déficience humaine, nous rencontrons un sujet qui se défend contre une réalité non-représentable. Quel que soit l'individu touché, les émotions ont toujours la même violence. Qu'elles soient cachées, déniées ou exprimées dans un cri de douleur, elles n'en sont pas moins extrêmes.

D’un premier abord, c’est se trouver confronté à une nouvelle espérance de vie réduite qui semble apparaître comme la situation insupportable. Une grande partie des patients évoque là la marque d'une injustice que rien ne peut justifier. Face à l’importance de ce choc traumatique, nombreux sont les spécialistes qui ont parlé d’un deuil du sentiment d'immortalité. Pour autant, d’une part, un tel deuil ne se réalise jamais vraiment et d’autre part, nous constatons que le séropositif doit gérer une déliaison libidinale qui ne trouve pas de satisfaction. Cette déliaison provoque une grande quantité de bouleversements dans le fonctionnement même de la structure psychique.

Face à la force traumatique de l’annonce de séropositivité, nous ne sommes pas convaincu que la question de la mort soit seule en cause dans l’origine de ce traumatisme secondaire. Il semble qu’il faille alors chercher ailleurs ce qui dynamise une telle réaction subjective. C’est en grande partie l’objet même de cette recherche : remettre en question la primauté de la peur de mourir comme élément originaire du traumatisme lié à l’annonce de la séropositivité et déterminer quels nouveaux facteurs peuvent satisfaire à la justification d’une telle efficacité traumatique.

Pour un individu, la connaissance de sa séropositivité fait certainement partie des traumatismes actuels ou secondaires. En tant que telle, elle prend une place dans la relation thérapeutique qui n’est pas moindre. Elle est, à la fois une souffrance réelle et actuelle, comme pour les traumatismes provoqués par les effractions du réel (événements catastrophiques), en même temps qu’elle vient réveiller l’émotion pure du trauma initial. C’est justement pour cela qu’elle prend une valeur dont la mesure dépasse souvent le sujet. Disons que tout d’abord elle est en lien direct avec le trauma initial et donc ne trouve pas de sens symbolique dans ce lien, puis elle est en lien avec un ensemble de traumatismes secondaires impliquant la question de la sexualité (et donc de la névrose oedipienne), et plus fondamentalement la question de la mort, ou du mortifère, c’est-à-dire de la relation archaïque mortifère à la mère.

" …aucune maladie n’associe aussi intimement la sexualité, la procréation et la mort, puisqu’il s’agit d’une maladie sexuellement transmissible, frappant le plus souvent des êtres jeunes, en âge de procréer. "

Autour de la sexualité se jouent les terreurs sans noms liées à la castration. Une sexualité qui mène à une punition fantasmée a de fortes chances de s’associer à une sexualité incestueuse et c’est bien souvent ce que nous observons dans notre clinique. Quant à la question de la mort, elle se déploie dans un contexte archaïque très proche du trauma initial.

" Même si la contamination et ses suites sont vécues comme absurdes, insensées, ou encore tragiques, il est rare qu’un malade élude le lien entre sa séropositivité et son mode de jouissance. Le sens alors est très vite celui de la faute parfois vécue comme une malédiction justifiée. "

Donc, c’est dans ce contexte archaïque que la connaissance de la séropositivité va faire irruption et créer le lieu d’un traumatisme secondaire. En ce sens, la douleur liée à cette connaissance va prendre une place prépondérante dans la relation soignant-soigné. En matière de symptôme psychique, il sera alors difficile de faire la distinction entre le symptôme initial et ce symptôme secondaire. Car, bien que prépondérant et créateur d’urgence, ce savoir de la séropositivité reste secondarisé par rapport au symptôme du sujet. Le sida, comme engagement dans un nouveau statut socioculturel, comme créateur de différence, construit entre le sujet (celui qui préexiste au sida) et le sujet malade, ou sujet-objet de la science, un véritable clivage. Le sida agit aussi de manière séparatrice, marquant la différence pour l’individu touché. Nous devons donc nous donner les moyens d’entendre les conséquences de ce clivage du sujet et en particulier, au cours du travail mis en place, donner la parole au sujet préexistant, et donc révéler le symptôme psychique. Ce dernier est la seule voie d’accès à une résolution partielle des angoisses qui se sont fixées au traumatisme secondaire.

" Pour certains patients, souvent la tentation est grande d’organiser l’essentiel de la pensée autour de la maladie, et le psychanalyste risque alors de se trouver piégé par une construction de sens qui, si elle peut momentanément se révéler protectrice et renforcer les mécanismes défensifs du sujet, n’en contribue pas moins à fragiliser celui-ci, conscient du caractère superficiel et factice du processus dans lequel il s’engage ".

 

Nous avons pu observer durant de nombreuses années l'évolution d'un certain nombre de patients au cours de psychothérapies dans le cadre de notre intervention en hôpital général. Il apparaît clairement que cette évolution est entièrement liée aux remaniements psychiques particuliers qui s'opèrent au moment de l'annonce de la séropositivité. Les conséquences de ces remaniements sont nombreuses. Nous nous intéresserons plus spécialement à celles qui ont des incidences sur la relation entre le médecin et son patient. Nous en tenant au fait que d'une manière ou d'une autre, le médecin est aussi l'annonceur, ou tout au moins porteur de la connaissance de cette annonce, la question des enjeux que cela peut impliquer dans la relation de soin se pose, d'autant plus qu'à ce jour, le médecin du sida attend du patient qu'il atteigne la perfection en matière d'observance des traitements particulièrement lourds qu'il lui propose.

Notre propos consiste donc à mettre au jour les tenants et les aboutissants de la relation du patient à sa maladie, du moment de l'annonce à la mise en route des traitements médicaux ainsi que de poser la question des enjeux et des conséquences de cette relation dans les rapport que le patient est amené à entretenir avec son médecin et plus en général avec la démarche de soin.

En résumé, l’hypothèse de cette recherche est la suivante : la contamination est le point de départ d’un processus virologique rationnel qui initie un traumatisme biologique spécifique ; simultanément, elle détermine le point initial d’un traumatisme psychique secondaire qui ne prend forme qu’au moment de l’annonce de la positivité du test sérologique ; le traumatisme psychique n’est pas directement lié au traumatisme biologique, mais seulement au savoir virtuel (rationnel pour le biologiste mais néanmoins virtuel pour le patient) de celui-ci ; le sujet développe autour de ce traumatisme psychique des mécanismes de défenses surinvestis et évolue à partir du point initial de contamination en fonction de ces mécanismes ainsi que de son propre trauma primaire ; une des étapes importantes de cette évolution est la mise en route des traitements antiviraux ; nous posons comme postulat qu’il existe des liens entre les types de remaniements psychiques liés à la contamination et l’appréhension générale que le patient a de sa maladie, ainsi que de la qualité de la motivation qu’il engage dans la démarche de soin nécessaire.

Ce travail doit donc se donner pour objectif secondaire de faire un point sur les dispositions particulières des patients touchés par le VIH, quant à leur maladie et aux moyens de se traiter. Nous utiliserons pour cela plusieurs champs d’investigations psychocliniques et psychosociologiques tout en nous référant en permanence à la théorie psychanalytique. Les outils méthodologiques qui ont aidé à l’élaboration de ce travail de recherche sont de plusieurs ordres : des notes cliniques recueillies lors de notre intervention à l’hôpital dans un service accueillant des patients touchés par le virus du sida, des entretiens de recherches, des données bibliographiques et scientifiques.

Dans un premier chapitre, nous allons aborder la question du point de vue anthropologique. Comment pouvons-nous classer les représentations des patients concernant leur propres maladies ? Cette grille de lecture anthropologique nous permettra d’envisager en quoi le sida est un élément de repositionnement socioculturel pour l’individu.

La seconde partie de ce travail est une observation directe de ce repositionnement au travers de la parole d’un patient. Ces entretiens de recherches permettront de mieux comprendre comment se gèrent ces représentations et comment le patient organise les questions qu’il se pose autour de sa maladie.

Enfin, le reste de notre recherche abordera les questions psychanalytiques au travers de situations cliniques. Cette partie tentera de démontrer en particulier l’incidence permanente de l’activité de la scène contaminante pour dynamiser l’efficacité traumatique.

 

Conclusion

 

Les conséquences de la théorie sur la prise en charge thérapeutique

Comme nous pouvons nous en douter, si la théorie du patient a une fonction réparatrice du fonctionnement psychique du sujet, elle n’atteint pas forcément un niveau de cohérence suffisant avec la théorie biomédicale, seule théorie actuelle qui a fait ses preuves en matière d’amélioration clinique des patients. Ainsi, de nombreuses théories des patients sont en totale discordance avec la mise en route d’un traitement médicamenteux allopathique. Cette initiation d’une thérapeutique peut alors être compromise ou devenir rapidement chaotique. Souvent il arrive que le patient voit en la thérapeutique le premier ennemi à combattre. Les effets secondaires des traitements actuels, encore mal connus ou reconnus, autorisent et engagent le patient dans l’élaboration d’une théorie contradictoire où seul le médicament est provocateur de désordre. A l’extrême et de manière anecdotique, nous avons pu lire un article sur un site Internet qui tentait de démontrer que la contamination était une invention des médecins, qu’elle n’existait pas en réalité et que seuls les médicaments rendaient malade. Cette théorie, qui devait être l’œuvre d’une personnalité paranoïaque, se basait sur des données pseudo scientifiques qui se résumaient à l’observation de deux situations cliniques dont le caractère extraordinaire s’expliquait par ailleurs sans difficulté par la variabilité des situations cliniques de l’infection par le VIH. Il reste que la diffusion de tels propos sur un espace particulièrement parcouru par les patients en quête d’éléments porteurs de leurs propres théorisation prend un caractère dangereux à l’heure où nombre de patients sous traitement sont atteints par des effets secondaires encore mal connus par les intervenants médicaux.

Cet exemple nous permet de mieux comprendre les enjeux de la théorisation de la maladie dans le sida. En effet, la connaissance incomplète des médecins concernant cette infection virale laisse une grande place aux fantasmes. Nous le constatons déjà dans le monde scientifique si l’on en juge aux différentes polémiques et nombreux débats qui l’agitent. Nous pouvons donc bien imaginer ce que l’absence de données claires et définitives sur cette infection peut générer de représentations et de théories du côté des patients. L’inconnu étant toujours à la source tant d’angoisses que de désir de trouver un sens, la théorie sur la maladie vient compenser l’absence de sens, le vide de connaissance ainsi que la peur qu’engendre ce virus.

Les conséquences sur la prise en charge thérapeutique sont donc importantes. Nous connaissons l'intérêt aujourd’hui d’une bonne observance des traitements antiviraux. Le développement de virus résistants étant une menace permanente pour l’efficacité de ces traitements, les médecins et les soignants sont particulièrement attentifs aux conditions dans lesquelles les patients absorbent leurs traitements.

Or, les médecins ne sont pas formés à l’écoute des théories des patients. Ils opposent souvent d’autorité la théorie biomédicale en commettant certainement la maladresse de ne pas accorder de valeur aux théories des patients. Evidemment, donner une valeur à la théorie du patient peut rapidement devenir contradictoire avec la bonne marche de l’investigation clinique. Pourtant, en lui refusant une place dans l’espace de la consultation, le médecin conteste d’une certaine manière la place du sujet et propulse le patient à une place d’objet de la science. Un tel mouvement a de fortes chances de compromettre l’investissement du patient dans la démarche de soin.

L’implication du patient séropositif dans l’observance des traitements est une donnée incontournable. Cette donnée, reconnue par l’ensemble des études internationales sur l’adhésion aux traitements, est souvent liée dans la littérature scientifique à des enjeux comportementaux. Les réponses à l’absence d’implication du patient sont donc d’ordre comportementales et tentent de réajuster les attitudes des patients. Elles omettent, et sans faillir dans cette tâche, de prendre en compte l’enjeu inconscient qui lie le patient à sa théorie. L’ambivalence du patient peut être telle, nous l’avons constaté avec Mlle D., que l’absence d’implication subjective peut mener à un pronostic grave dans les années à venir.

Ainsi, la question de l’adhésion aux traitements reste en suspend aujourd’hui face à ce paradoxe virtuel qui oppose le patient à son médecin : le médecin parle de médecine, le patient parle de sexualité. Voilà la mise, et elle est de taille. En matière de confusion des langues, nous sommes là au cœur de la difficulté qui sans cesse désorganise la consultation et la prescription médicale. Mais cependant, si l’on observe cela de plus près, nous pouvons nous poser la question suivante : en parlant de médecine, de quoi parle le médecin ? De sexualité aussi. Car nous ne devons pas oublier les enjeux inconscients qui régissent la démarche médicale. La recherche théorique sous jacente à l’investigation clinique trouve ses sources pulsionnelles profondes dans la sublimation des pulsions partielles scopiques des sujets médecins. Sans en être forcément conscient, médecins et patients se rencontre sur la place forte d’un conflit inconscient, entre deux discours pulsionnels qui viennent régulièrement se combattre en une joute oratoire dont l’issue est incertaine. Il n’apparaît pas simple de trouver un terrain de paix suffisamment accueillant pour que la pulsion de vie puisse faire son œuvre, dans la mesure où patients et médecins se trouvent impliqués tous deux en miroir dans la résurgence de la scène originaire.

 

Au terme de cette recherche, une question apparaît comme véritablement fondamentale : la consultation médicale peut-elle accueillir confortablement une parole en intimité avec la sexualité ? La plupart des patients en proie avec cette maladie sexuellement transmissible entre dans le cabinet de consultation avec cette question au bout des lèvres. Raisonnablement, nous ne pouvons imaginer que le moment de la consultation ne puisse être le moment de choix pour que s'évoque inconsciemment cette question insoluble de la sexualité dans ses termes les plus difficiles à circonscrire : ceux qui la relient à la scène originaire. La sexualité vient s'exprimer là, dans ce qu'elle a de plus profond et de plus indicible.

Du coup, autour de cette énigme posée au centre de la consultation, deux sujets se débattent : le médecin et son patient. Ils se débattent pour trouver du sens à l'origine même de l'avènement de cette question en ce lieu. Leurs mouvements psychiques sont mesurés par le même étalonnage : la théorie sexuelle. Filtre de tout échange, la théorie sexuelle vient régenter la relation qui s'établit. Rien de la consultation n'échappe à ces envolées théoriques qui surviennent de toute part. Chacun des deux protagonistes éclaire l'énigme de sa lanterne de sens. Sens scientifique ou sens populaire, sens culturel ou sens clinique, chaque partie défend son champ opératoire de l'infection sourde et subtile de la scène primitive.

Le poids de cette question dans le déroulement de la consultation semble si important que rien n'apparaît en mesure de changer quoi que ce soit à cet état de fait : cette maladie appartient à une classe de pathologies sexuellement transmissibles provoquant un désordre psychique particulier du fait de la prégnance de l'énigme sexuelle en son origine.

Seule la psychanalyse s'est intéressée à cette question depuis sa création. Sa création est d'ailleurs liée à un échec de la médecine sur ce terrain-là. Or il se trouve que le sida ramène cette question à la médecine et pour autant que la médecine trouve des réponses à l'énigme biologique du virus, elle se découvre désarmée face à ce que les origines du virus lui imposent de confrontation à une autre énigme : celle du sujet inscrit dans sa sexualité.

Ce qui semble le plus insurmontable, c'est que, dans la situation médicale, rien ne permet la mise à distance de cette question ni l'analyse des phénomènes transférentiels et contretransférentiels. La cure analytique est habituellement le lieu de cette question. La subjectivité de l'analyste est aussi l'outil de questionnement de ce qu'elle apporte d'énigmatique. Souvenons-nous que Freud a dû quitter sa place de médecin pour réussir à prendre complètement celle de l'analyste. Rappelons à ce propos la réflexion de Louise Lambrichs :

"L'approche médicale refuse de prendre en compte l'impact, sur le corps, de l'histoire individuelle (parce qu'elle n'en maîtrise pas le mécanisme) et reproche à la psychanalyse de ne prouver que ce qui lui convient sans se plier aux exigences de rigueur de la démarche scientifique, tandis que le point de vue psychanalytique, se fondant sur une méthode qui vient redoubler la théorie sans jamais rencontrer le butoir du réel, dénonce dans la pratique médicale une technique qui ne fait pas sa place au sujet parlant et à la réalité psychique, et oublie l'impact (mal connu mais contestable) de la vie psychique sur la santé dans son ensemble, et par conséquent sur le corps."

Ainsi, le médecin du sida est-il astreint à entendre ce qu'il ne peut écouter car il ne peut se trouver assis sur deux fauteuils en même temps. Le patient infecté par le VIH pose pourtant simultanément ces deux questions : celle du biologique et celle de la sexualité. Son médecin se trouve confronté à ces deux mystères. Et réellement, avec la meilleure volonté du monde, il ne peut correctement répondre aux deux en même temps.

La plupart du temps, une des deux questions est tue. Evidemment, celle de la sexualité des protagonistes. Nous savons combien ce silence est difficile à maintenir alors que du côté du réel se jouent la scène de contamination et ses conséquences. Le maintien de ce silence coûte certainement un prix que nous aurions du mal à évaluer. Pourtant, nous sommes convaincu que ce prix est d'importance. Il est à la mesure de ce qui prononce la condamnation des sujets. En effet, l'énigme de la scène originaire est porteuse d'un non-sens fondamental qui agit les pulsions autodestructrices du sujet. Ce traumatique que l'enfant n'a pas su résoudre par un mouvement symbolique en son temps fait érosion de l'intérieur du psychisme.

La scène de la consultation se trouve alors dans l'emprise de cette érosion qui s'opère pour les deux sujets en présence. La contamination vient sans doute interroger chacun des deux les laissant face à face, sidérés par le non-sens qui s'affiche au centre de leur liaison. Le lien médecin-malade devient monstrueux du fait de ce qui l'origine. C'est probablement là le handicap qui détermine les difficultés à venir. Les mécanismes théorisants qui permettent d'échapper à la monstruosité de ce rapport se mettent en route à la faveur du non-sens constaté.

Le sens scientifique et le sens commun viennent au secours des deux subjectivités avant même qu'elles ne se trouvent englouties par les figures féroces de la vacuité. Elles ont alors même fonction, même valeur pour chacun des êtres de la scène de la consultation.

Lorsque nous annonçons qu'elles ont même valeur, nous voulons faire entendre qu'elles sont une référence fondatrice de chaque subjectivité et que de ce fait, dévaluer l'une par rapport à l'autre serait fatal. Peut-être est-ce là le prix à payer que nous évoquions plus avant, tout au plus la quote-part du patient. Nous voulons défendre par là la théorie du sens commun, non pas pour lui donner valeur de vérité scientifique, car elle n'est pas basée sur l'expérience, mais pour lui rendre une valeur intrinsèque au sujet qui la crée. Pour le sujet, elle est vérité, elle a autorité sur ses attitudes et ses comportements. Jusqu'à preuve du contraire, il colle à cette théorie qui est la sienne. Rien ne peut l'amener à penser différemment, le médecin ne peut lui imposer de penser autrement. Donc, la théorie du sens commun est à prendre en compte.

Mais le médecin, aux prises avec les exigences du sens scientifique, peut-il simplement donner audience à la théorie du sens commun sans avoir à payer cher le prix de sa quote-part ? Jusqu'à quel point le médecin peut-il concéder la raison au malade sans mettre en péril l'acte médical en lui-même ? Peut-il décemment mettre en doute la théorie médicale qui coordonne toute sa pensée clinique, peut-il la mettre en pâture à la voracité du sens commun ?

Fort de ne savoir trouver de réponse convenable à ces interrogations, le médecin s'en référera à la théorie médicale comme l'on se réfère à une loi. Et il trouvera face à lui les capacités de compliance du patient plus ou moins développées. Ce passage du vide au symbolique se fait avec un succès aléatoire et dépend de la souplesse des deux protagonistes de la scène de la consultation. Rien ne peut prédire des résultats. En tout cas, la prise des traitements, entre autre, dépendra de ces résultats.

On comprend ici la complexité du phénomène. Voilà que l'observance des traitements est assujettie d'une part à la sidération du médecin et de son patient face aux figures féroces de la scène originaire, d'autre part aux capacités de l'un et de l'autre d'adaptation à la castration. Comme nous le disions, cette constatation n'a pu être faite qu'au terme de cette recherche. L'ensemble des liens nécessaires pour aboutir à cette conclusion nous amène aujourd'hui à penser différemment les impacts de la relation médecin-malade sur l'avenir de la démarche de soin du patient. Ainsi, au-delà des capacités du médecin de convaincre son malade de prendre des traitements, au-delà de ses propres convictions sur les traitements eux-mêmes, au-delà des nombreuses difficultés quotidiennes et des effets secondaires, au-delà de la partie visible de l'iceberg, nous pensons que l'essentiel des motivations du patient se jouent dans l'ordre de l'invisible et de l’indicible. En fait, c'est toute la scène de la consultation qui échappe à ces deux acteurs. Sur ce théâtre les protagonistes ne sont plus en mesure d'agir selon leur propre volonté et selon leur propre autorité. Ils sont soumis tous deux à la tempête qui ravage leur psychisme. D'aucun ne peut voir clair du point où il se place. Voilà ce qu'impose ce virus de fin de siècle.

 

Bibliographie

Paul-Laurent Assoun, Leçons psychanalytiques sur corps et symptôme, Tome 1, Clinique du corps, Anthropos, Ed° Economica, Paris, 1997

Paul-Laurent Assoun, Introduction à la métapsychologie freudienne, Quadrige/PUF, Paris, 1993

Paul-Laurent Assoun, Psychanalyse, Presses Universitaires de France, Paris, 1997

Michael Balint, le médecin, son malade et la maladie, 1957/1996, Paris, Editions Payot et Rivages, Bibliothèque Scientifique Payot, p. 257

Pierre Benoit, Le langage de la maladie, Petite Bibliothèque Payot, Paris, 1988/1997

Jean Bergeret, "Une "pulsion" qui n'en finit pas de mourir" in Compulsion du vide, compulsions de création, Revue française de psychanalyse, Tome LVIII, P.U.F., avril-juin 1994, pp.361-376

Jean Bergeret, La violence fondamentale, Dunod, Bordas, Paris, 1984

Claude Bernard, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, Champs, Flammarion, Paris, 1984

François Dagognet, Savoir et pouvoir en médecine, Institut Synthélabo pour le progrès de la Connaissance, Le Plessis Robinson, 1998

Maurice Dayan, Economie traumatique, in Trauma et devenir psychique, Presses Universitaires de France, Paris, 1995

Pascal de Duve, L'orage de vivre, Editions J.C.Lattès, Paris, 1994, p. 42

Pascal de Duve, Cargo vie, Editions J.C.Lattès, Paris, 1993

Bertrand Duquenelle, L’aztèque, Ed° Belfond, Paris, 1993

Encyclopædia Universalis, 1995-96, CD ROM

Sigmund Freud, 1905, Trois essais sur la théorie sexuelle, NRF, Ed° Gallimard, Paris, 1987

Sigmund Freud, 1908, Les théories sexuelles infantiles, in La Vie Sexuelle, PUF, Paris, Ed° 1989

Sigmund Freud, 1909, Analyse d’une phobie chez un petit garçon de 5 ans (Le petit Hans), in Cinq psychanalyses, Presses Universitaires de France, Paris, 1954-1989

Sigmund Freud, 1920, "Au delà du principe de plaisir", Petite Bibliothèque Payot, Paris, 1981.

Sigmund Freud, Leçons d’introduction à la psychanalyse, GW XI, 406 (24ème leçon)

Jean Gortais, Le Viol : du déni de l’altérité à l’exil du désir, in Trauma et devenir psychique, Presses Universitaires de France, Paris, 1995

Hervé Guibert, L'homme au chapeau rouge, Editions Gallimard, Paris, 1992

Hervé Guibert, Mes parents, N.R.F., Gallimard, Paris, 1986

Pierre Paul Lacas, Structuration de l’image du corps et fonctions du sonore, in Giséla Pankow, 25 années de psychothérapie analytique des psychoses ", Ed° Aubier Montaigne, Paris, 1984

François Laplantine, Anthropologie de la maladie, Bibliothèque scientifique Payot, Paris, 1986/1992

Jean Laplanche, J.B. Pontalis, Fantasme originaire, Fantasmes des origines, Origines des fantasmes, Textes du XXème siècle, Hachette, 1985

Serge Leclaire, On tue un enfant. Un essai sur le narcissisme primaire et la pulsion de mort, Paris, Seuil, 1975.

Sylvie Le Poulichet, L’oeuvre du temps en psychanalyse, Ed° Payot et Rivages, Paris, 1994

Joseph Levy, Alexis Nouss, "Sida-fiction, essai d'anthropologie romanesque", Presses Universitaires de Lyon, Lyon

André R. Missenard, "Narcissisme et rupture" in Crise, rupture et dépassement, Collectif dirigé par R. Kaës, Coll° Inconscient et culture, Dunod, Bordas, Paris, 1979.

Michel de M'Uzan, "Le travail du trépas", 1974, in De l'art à la mort, Gallimard, Paris, 1977

François Pommier, La psychanalyse à l'épreuve du sida, Aubier, Paris, 1996

Louise L. Lambrichs, La vérité médicale, Claude Bernard, Louis Pasteur, Sigmund Freud : légendes et réalités de notre médecine, Editions Robert Laffont, Paris, 1993

J.B. Pontalis, Présentation de la Nouvelle Revue de Psychanalyse, 1970, N°2.

Paul-Claude Racamier, Le génie des origines, psychanalyse et psychose, Bibliothèque scientifique Payot, 1992

Chantal Saint-Jarre, Du sida. L'anticipation imaginaire de la mort et sa mise en discours., Editions Denoël, Paris, 1994

Susan Sontag, La maladie comme métaphore, le sida et ses métaphores, Christian Bourgois éditeur, 1989, 1993

Annette Thomé Renault, Le traumatisme de la mort annoncée, Psychosomatique et sida, Dunod, Paris, 1995

Alexandra Triandafillidis, Le projet : symptôme de la normalité, Psychanalyse à l'Université, 1988, 13, 50

D. W. Winnicott, 1971, Jeu et réalité, Gallimard, 1976

Fritz Zorn, Mars, Editions Gallimard, Paris, 1979

Collectif, sous la direction de Serge Héfez, Sida et vie psychique, approche clinique et prise en charge, Editions La Découverte, Paris, 1996

 

Pour avoir accès à ce document, cliquez ici



Accès à d'autres documents en psychologie

Accès au site Psychologue.fr